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[ Portrait d'entrepreneur ] Flore Lelievre, Le Reflet

 

 

Notre portrait de la semaine se caractérise par son engagement et sa volonté de provoquer des rencontres. Flore Lelièvre repense la restauration à travers son projet « Le Reflet », un restaurant ordinaire avec des employés extraordinaires.



Titre de l'article Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?

Je suis architecte d’intérieur, j’ai donc fait des études à Nantes pour exercer ce métier. Le projet du restaurant Le Reflet était mon projet de fin d’études. Assez vite j’ai eu envie de travailler sur le handicap, car un de mes grands frères a une trisomie 21 (anomalie chromosomique congénitale), et quand on grandit avec un proche en situation de handicap, on se rend compte qu’il y a énormément de choses à faire en terme d’intégration professionnelle, sociale et beaucoup d’autres domaines d’ailleurs. J’ai donc choisi de travailler sur le sujet de l’inclusion à travers l’architecture avec comme problématique : comment peut-on créer un lieu qui, de part son architecture intérieur, son aménagement et design d’objet, pourrait s’adapter à des personnes comme mon frère pour qu’elles puissent travailler comme tout le monde ? C’est donc un projet qui met l’architecture au service de la création de l’emploi en milieu ordinaire. Il fallait également provoquer des rencontres : si les personnes en situation de handicap restent en dehors de la société, rien ne changera. L'idée était donc que les personnes trisomiques puissent être autonomes dans leur emploi et être des acteurs de la société. La restauration s'avère un milieu qui prête à la rencontre, au partage et au contact humain pour lequel les personnes trisomiques excellent car elles sont sans filtre et ont une vraie spontanéité. 

Mon diplôme en poche (en 2014), j'ai continué à travailler pour ce projet (en parallèle de mon travail) avec l'aide de mon maître de stage, avec qui je me suis associée. En juin 2015, nous avons rassemblé une petite équipe et créé une association « Trinôme 44 » qui deviendra « Les Extraordinaires ». Cette association a pour but de sensibiliser et créer des outils et des lieux pour développer l’inclusion en milieu ordinaire.

Comment s’est construit ce lieu ?

Nous avons créé une entreprise ordinaire qui a comme comité de pilotage notre association, et nous avons cherché à devenir propriétaires des murs. Pendant un an et demi, toute l’équipe a travaillé sur le projet à côté de nos jobs respectifs. Fin 2016, nous avions recruté toute notre équipe : 2 encadrants (une cheffe et un responsable de salle) et huit employés extraordinaires, que j’ai pris en stage pendant un mois pour apprendre à se connaître. Au bout de ce stage, deux personnes ont décidé de partir, et les six autres travaillent encore aujourd’hui au Reflet. Nous voyons leur évolution et c’est fantastique !
Nous avons bénéficié d’une couverture médiatique très importante à notre ouverture (en décembre 2016) et nous sommes restés complets pendant six mois non-stop avec des clients originaires de toute la France, certains même de Belgique. 
Le Reflet plaît car c’est le premier restaurant ordinaire qui emploie des personnes extraordinaires au sein d'un lieu qui est pensé avec eux, pour eux et qui les met en valeur.

Pourquoi appeler ce lieu « Le Reflet » ?

J’avais axé mon projet de fin d’études autour de l’eau, parce que je n’avais pas de limite budgétaire pour ce projet de diplôme (rires). Je voulais donc créer ce lieu sur l’eau pour l’aspect apaisant de cet élément, à côté d’un quartier du centre-ville de Nantes très agréable. Il y avait donc cette notion de « reflet dans l’eau », et j’avais appuyé ce parti-pris avec l’architecture du restaurant flottant, à travers une verrière déconstruite faite d’acier et de verre, qui évoquait la rencontre de deux éléments différents (qui, lorsqu’ils se rencontrent forment le miroir). Nous avons donc décidé de garder le nom car cette idée était toujours présente : des personnes tout à fait différentes peuvent se rencontrer et vivre ensemble. De plus, les personnes trisomiques ont la particularité de nous renvoyer une image (comme un miroir) de nous-même moins polluée par les barrières, les filtres que l’on peut se mettre. C’est parfois perturbant !

Quels moyens ont été mis en place pour faciliter le travail de vos employés extraordinaires ?

Les moyens humains…
Nous avons pensé le restaurant pour éviter au maximum la fatigabilité physique et psychologique des personnes trisomiques : quand il y a une nécessité de concentration importante sur une longue durée, c’est épuisant pour eux. Au niveau du rythme de travail, nous avons adapté le fonctionnement du restaurant : si un jeune travaille le midi, il ne travaille pas le soir. Nous avons donc besoin de deux équipes pour travailler midi et soir. Chaque jeune a un contrat de travail de maximum 22h par semaine. Les restaurants ferment 8 semaines par an, ce qui est bien pour les jeunes mais aussi pour les encadrants, car même pour eux c’est énergivore : il faut beaucoup d’attention, de patience, d’écoute et de pédagogie. Nous avons la chance d’avoir des encadrants qui pour certains avaient une double casquette (expérience dans le médico-social avant de se reconvertir dans le secteur de la restauration par exemple), car le projet attire des profils atypiques. Il n’y a pas de vraie formation pour les encadrants, mais l’association les accompagne en cas de difficultés.

Les moyens matériels…
En ce qui concerne l’architecture, les deux restaurants ont une cuisine semi-ouverte sur la salle, pour avoir le lien avec le client et valoriser les jeunes derrière les fourneaux, mais aussi pour que les équipes aient un lien visuel. La communication visuelle est très importante pour les jeunes, car ils ont besoin d’être rassurés et bien encadrés. Au restaurant parisien, les sols ont été aplanis pour supprimer les marches qui pouvaient gêner les jeunes comme les clients.
Au niveau du design, nous avons repensé la manière de prendre les commandes, pour s’adapter aux jeunes qui ne savent pas toujours lire et écrire, ou qui ont des difficultés de mémorisation.

Le menu change toutes les deux semaines et la carte est réduite avec 3 entrées, 3 plats et 3 desserts. Nos tables ont des rainures, dans lesquelles sont insérées des cartes comportant les noms des plats. À côté, il y a à disposition un tampon et une carte à tamponner. Chaque client choisit ses plats, et tamponne sa carte selon les numéros choisis. Le même système existe également pour les boissons et la carte des vins. Cela crée un moment ludique autour de la table, car le serveur explique les règles du jeu et les clients sont acteurs du moment qu’ils vivent. Cela permet aussi de faciliter le travail du jeune et d’éviter les erreurs de transmission.

Nous avons développé des assiettes ergonomiques. Elle faisaient partie de mon projet de fin d’études également. Je me suis rendue compte que la préhension des personnes trisomiques n’est pas la même que tout le monde, notamment parce qu’au creux de la main, beaucoup d’entre elles ont un seul pli palmaire au lieu de trois normalement, ce qui pose problème pour la préhension et motricité fine. J’ai beaucoup embêté mon frère pour étudier comment il prenait les plats, les manipulait, à une main, deux mains… Le pauvre il en avait marre (rires) ! J’ai donc pensé une assiette sous laquelle j’ai encrée l’empreinte des mains, ce qui crée du relief et permet une bonne prise en main de l’assiette pour plus de stabilité. Nous nous arrangeons ensuite en cuisine pour éviter que les serveurs ne transportent des assiettes trop chaudes. L’idée n’était pas de créer des assiettes incassables, mais plutôt des assiettes qui ne tombent pas. Nous avons donc fait fabriquer nos assiettes par un céramiste pour avoir de belles assiettes. Nous penserons à une deuxième version après la « réouverture » à Paris, car les jeunes se professionnalisent et n’ont plus forcément besoin des deux mains pour maintenir l’assiette.

Pour l’organisation, nous travaillons avec beaucoup de pictogrammes car les supports visuels sont très importants. Nous les utilisons pour répartir les tâches, afin que les jeunes sachent quoi faire à quel moment, puissent gagner en autonomie et soulager les encadrants très sollicités.
Ce ne sont pas de gros aménagements, mais plutôt pleins de petites astuces qui fluidifient le quotidien au restaurant sans les infantiliser, et qui participe à l’identité du Reflet.

Avez-vous d’autres projets dans la même lignée ?

Nous voulons avant tout pérenniser les deux lieux. Avec cette période compliquée (le confinement lié au COVID-19), nous allons sûrement avoir quelques difficultés, mais nous voulons continuer à professionnaliser nos salariés. Nous travaillons actuellement sur des outils vidéos pour que les jeunes continuent leur apprentissage, notamment en cuisine. Sur Paris, malgré les grèves les clients étaient revenus, donc nous sentons que ce lieu plaît. Nous allons vivre une « troisième ouverture » avec la fin du confinement donc nous verrons comment les choses évoluent.

Le reste des actions se passeront plus au coeur de notre association. Mon but n’est pas d’ouvrir de plus en plus de restaurants, car je veux rester présente dans les lieux. Les deux exemplaires du Reflet servent de modèles pour inspirer d’autres personnes dans cette voie. Nous voulons continuer à partager notre expérience, chose que l’on a faite à travers le livre « Restaurants Extraordinaires » publié en 2018, et sa réédition l’année dernière avec quelques pages en plus. Nous avons réuni toutes les réponses aux nombreuses sollicitations que l’on a pu avoir durant ces 3 dernières années. Nous avons accompagné des restaurants similaires qui ont ouvert depuis en France et en Belgique.

Nous faisons également tout un travail de sensibilisation. L’idée, c'est de pouvoir donner envie à d'autres chefs, d'autres restaurateurs ou même d'autres secteurs d'activité, d'intégrer dans leur équipe des personnes en situation de handicap. Dans le réseaux que l’on développe au fil des années, beaucoup d’employeurs nous disent que c’est super, qu’ils aimeraient faire la même chose, mais ils ne savent pas comment faire pour intégrer une personne handicapée à leur équipe. C’est là que notre association a un vrai rôle à jouer. Et puis demain, le projet sera de développer les outils et l'écosystème qui permettent l'inclusion, la vraie.

Quels conseils pourriez-vous donner aux personnes voulant se lancer dans ce type de projets ? Lire le livre ?

C’est un bon début (rires)! Je dirais qu’il faut vraiment bien s'entourer puisque ce n'est pas le projet d'une seule personne. Ça nécessite beaucoup de compétences différentes et d'énergie. Quand on crée un projet qui n'entre pas dans les cases, tout est à créer et il y a quelques embûches. Nous les avions oubliées lorsque nous avons voulu ouvrir le deuxième restaurant à Paris, mais elles sont très vite arrivées ! Nous avons eu pas mal de soucis pour les travaux avant l’ouverture. Dans ce restaurant, au sous-sol il y a des caves qui pourront plus tard servir à des expositions, des privatisations… Trois jours après l’ouverture, les caves étaient inondées, nous avons mis deux semaines à trouver la fuite. Ensuite nous avons été cambriolés. Nous avons tout eu. Mais nous avons la chance d’avoir une super équipe, donc le principal conseil est : il faut avoir de la niaque, et peut-être ne pas chercher à savoir ce qu’il va se passer avant de se lancer (rires) !

Avez-vous eu des facilités inattendues également ?

J’ai été extrêmement rassurée par l’humain. Ce projet a fédéré une telle bienveillance et un tel engouement ! Je pense notamment à toutes ces personnes qui nous ont aidé à développer le projet, sans intérêt personnel ou financier, mais juste car ils voulaient que ça marche. Le positif qui en est ressorti a tellement dépassé le négatif, que je pense que c’est la raison qui nous a fait oublier toutes les mésaventures en lançant le deuxième restaurant ! J’ai vu cet engouement dès mon diplôme. Avant de présenter le projet lors de mes études, nous avions l’opportunité de présenter notre travail aux portes ouvertes qui avaient lieu le week-end avant l’examen. J’étais assez réticente à l’idée de le présenter dans ces conditions, car en grandissant aux côtés d’un frère handicapé, on voit les regards des autres, les préjugés et remarques liés au manque de connaissance sur cette différence. Et ce week-end là, les gens s’arrêtait devant mon projet, voulaient en parler, pour finalement parler du projet social qu’il y avait derrière plus que du projet de design. Ils avaient une réelle envie d’en savoir plus. Il y a bien plus de personnes prête pour cette inclusion que de personnes voulant la freiner.
Au restaurant, certaines personnes viennent déjeuner ou dîner sans connaître ce handicap, et repartent avec quelque chose qui a changé en eux. Bien sûr ils se sont rendus compte que ces personnes extraordinaires pouvaient travailler dans un lieu ordinaire, mais il y a eu aussi une vraie rencontre. Quand un serveur demande « vous allez bien ? », ce n’est pas juste par politesse mais parce qu’il le pense vraiment. Ils retirent eux-même la gêne qui peut il y avoir quand les clients viennent pour la première fois. Parfois les clients ne veulent plus partir pour parler au serveur (rires), alors le serveur s’assied aussi à la table pour leur parler !

Avez-vous une anecdote à nous raconter ?

Au lancement du restaurant de Nantes, notre équipe était tout juste formée. En salle, Antoine, un de nos serveurs, a toujours été LE gros blagueur. Il accueille donc deux personnes et les installe à une table. L’un des clients connaissait le lieu car il a fait parti du montage du projet. Il était accompagné d’un très grand notaire de Nantes pour un déjeuner d’affaire. Antoine arrive, met une petite tape sur l’épaule du notaire et lui dit « bah alors, tu as mis le costard-cravate pour venir me voir ? » Et là, c’est le moment où on se dit « ça passe ou ça casse », mais ça passe. Ça passe toujours car ils ont une manière de nous désamorcer, et de nous faire comprendre que maintenant on peut se détendre. Quand les clients partent, ils sont contents d’avoir passé un bon moment, et certains nous disent « et en plus c’est bon ! » (rires) ! C’est-à-dire qu’ils ne s’attendent pas à ce que ce soit un restaurant de qualité, du fait de sa particularité. Cela a été une de nos volontés majeures de pouvoir offrir un repas qualitatif dès le début, et c’est une des clés de la pérennité de l’établissement.

Que faites-vous pendant cette période de crise sanitaire ?

Nous faisons ce que nous n’avons pas le temps de faire habituellement, c’est-à-dire beaucoup d’administratif ! Nous attendons un peu avant de repartir et de lancer la communication, même si les jeunes m’appellent pour me demander quand est-ce qu’on reprend ! Nous avons de la chance d’être accompagnés gratuitement par plusieurs partenaires qui nous aident au quotidien. Sans eux ce serait impossible d’avancer, c’est une belle aventure humaine !

Quelques questions auxquelles répondre du tac au tac pour conclure cette belle interview :

Une envie sucrée ? Un carpaccio de fruits frais.
Un livre de chevet ? Le Manuscrit Inachevé de Franck Thilliez.
Une personne qui vous inspire ? C’est hyper cliché mais, ma maman. Pour sa patience, son dévouement.
Une philosophie ? Positiver et toujours aller de l’avant, en se fixant des objectifs.

Maison Fragile soutient Le Reflet

Comme tous les restaurants ordinaires, Le Reflet fait face à la crise. Pour soutenir les deux restaurants et les personnes extraordinaires, la marque de porcelaine de Limoges Maison Fragile reverse 100% de ses bénéfices pour les achats effectués jusqu'au 18 mai.
Retrouvez toutes les informations sur le site : maisonfragile.com

Un grand merci à l'agence 14 Septembre pour ce joli portrait !


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